L’Université de Montpellier face au catharisme. Corps et âme

Si chacun sait la facilité avec laquelle le catharisme est mis à toutes les sauces de l’histoire languedocienne, il est curieusement un domaine qui semble avoir échappé à pareille « inquisition » : l’université !

Pourtant, tout semble conduire à reconnaître dans sa création même en 1220 une réponse au défi lancé par les croyances hérétiques. À quels motifs pouvait bien répondre rien moins que l’intervention du représentant du pape en cette affaire ? Pourquoi une « université » et plus spéciale-ment « de médecine » placée sous le contrôle ecclésiastique ? Quels besoins, hormis ceux d’une orga-nisation « corporative », alors que le seigneur de Montpellier, Guilhem VIII (1157-1202) avait accor-dé en 1181 toute liberté à quiconque « de tenir école en art de physique », disposition alors parfaite-ment inédite et sans qu’elle attire la moindre réaction des représentants de l’Église ? Pourquoi cette « urgence » alors que l’enseignement du droit, par exemple, illustré par la présence de l’illustre juriste Placentin, venu de l’école bolonaise au XIIe siècle, attestait d’un niveau comparable sans nécessiter pareille création ?

Relisons le préambule de sa constitution, quelque peu passé inaperçu :

« Alors que depuis longtemps, la profession de la science médicale a brillé sous le signe glorieux du progrès à Montpellier, qu’elle a fleuri et répandu ses fruits dans une salutaire abondance sur les diverses parties du monde, nous avons jugé devoir veiller à la conservation des études de médecine et aux charges qu’elles occasionnent, pensant à l’utilité commune et à chacun de ceux qui étudient cette discipline. Ce d’autant plus que son exercice, familier des choses de la nature, rend plus sages ses praticiens et apporte par grâce son assistance au rétablissement de l’infirmité humaine. Certainement la formule du Sage ne nous convainc pas moins de vénérer cette science, attestant que le Très-haut a créé la médecine ici-bas et que l’homme avisé ne la tiendra pas en abomination ».

Cette intervention revêt une signification d’autant plus lourde qu’elle s’inscrit à l’encontre de cette liberté, en soumettant la tenue d’écoles publiques à l’approbation de l’évêque de Maguelone, dans l’emprise de son diocèse élargie à tous ceux qui le bordent, du Rhône aux Pyrénées, et sous la dépendance vassalique du Saint-Siège où est placée la ville : double contrainte ! Seule concession : la consultation prévue de « quelques professeurs » pour délivrer cette autorisation et la délégation de la justice civile sur les étudiants et les maîtres à un « chancelier des étudiants » nommé par l’évêque conseillé par trois maîtres avec prééminence au plus ancien. C’est donc bien désormais du « for » ecclésiastique que relève ce groupe qualifié « d’université de médecins aussi bien docteurs qu’étudiants » et dont le statut est encore appuyé par l’obligation du port de la tonsure, du moins pour les détenteurs de bénéfices ecclésiastiques, prêtres ou moines.

Cette reconnaissance par la tonsure et par le costume paraît cruciale dans le contexte qui domine alors la région : l’une comme l’autre forme en effet un signe d’identification et d’affirmation de la foi romaine face à l’hérésie, les clercs étant conduits à les dissimuler en pays cathare. Cette protection vise donc à éliminer tout hérétique de la profession médicale, si tant est qu’ils en eussent la vocation à moins peut-être d’une stratégie missionnaire ? Les conciles régionaux le stipuleront expressément, à Toulouse par exemple en 1229 : de graves soupçons pesaient sur certains susceptibles « d’attirer plus facilement les gens simples et les infirmes », d’abuser des malades pour les convertir, et de leur délivrer le « sacrement » cathare du consolamentum en influant sur leurs testaments lors de leur agonie. Dès les années 1130, des souffrants étaient incités à repousser la visite des prêtres. Le concile de Latran III en 1179 en dénonce le danger que reprend une assemblée à Montpellier en 1195. L’inquisition dominicaine confirmera. On connaît au début du XIIIe siècle au moins quatre médecins cachant leur état de « parfaits », intervenant auprès de malades pour les convertir, et même, conditionnant leurs soins à la conversion du patient ! Et sous couvert de compétences en médecine, des femmes cathares comme Arnaude au Mas-Saintes-Puelles, pouvaient jouer des solidarités féminines pour s’introduire dans les milieux seigneuriaux.

La maladie, le corps. Sujet brûlant au regard de l’hérésie, cette pestilentia detestabilis, selon le chroniqueur cistercien Pierre des Vaux de Cernay qui accompagne la croisade albigeoise. Les expres-sions graduées de ce dualisme sont connues par quelques rares traités et rituels, mais également par bribes schématisées rapportées par ses détracteurs : la vision d’une création émanant de deux principes opposés, le bien et le mal auquel est associée la conception d’un monde matériel porteur de toute cor-ruption, d’un monde sensible attiré par le néant, indépendant de toute volonté divine. Œuvre du Diable, la chair est perçue comme impure par essence ; elle entraîne donc un mépris du corps, limon inerte mu par une âme périssable avant que l’esprit ne libère de l’un et de l’autre, ou plus exactement ne par-vienne à se libérer de l’un et de l’autre… Anne Brenon en a ainsi résumé les données majeures : « Les corps sont des prisons charnelles, que le malin a pétries de ‘terre d’oubli’, afin d’y retenir de force les âmes, toutes ‘bonnes et égales entre elles’, anges de Dieu tombés du Royaume céleste en ce bas monde dont Satan est le prince… Et dans ces corps, ‘seul le diable a fait la différence des sexes’. Ce n’est pas Dieu qui a créé, différents, hommes et femmes, pour qu’ils aient besoin de s’unir charnelle-ment. L’œuvre lumineuse et éternelle de Dieu, c’est le Royaume et ses créatures angéliques ».

C’est dire la résignation devant la souffrance en quête de pureté de l’esprit (le melioramen-tum) ; c’est surtout nier tout caractère divin de la nature, affirmer sa corruption. Hormis le frein porté à toute pulsion destructrice de vie, l’animal pouvant selon certains être le véhicule des âmes en cours de perfection, la règle idéale est donc l’abstinence et le rejet de toute emprise physique dans l’attente du pardon ou de la consolation des mourants (le consolamentum) permettant à l’esprit de se libérer. Cette vision diabolisée de toute carnation ou incarnation menaçait-elle à ce point toute intervention sur les corps, toute approche des malades, toute tentative de remédier à leur infirmité en raison même de la « corruption » physique inhérente à la nature ? Telle est en tout cas la crainte, face à une thématique centrale du passage au catharisme, dans les moments si redoutés de la fragilité des fins de vie au point d’imposer la présence d’un prêtre pour toute écriture testamentaire, ou comme préalable à une consul-tation médicale ! Avec la lutte contre l’hérésie, cette préoccupation lancinante est martelée depuis Rome en 1215, de concile en concile, envisageant entre autres le statut des maîtres et l’enseignement, le sa-crement de mariage (sacralisation de la chair), la confession, et donc la priorité du salut des âmes sur les soins du corps dans un équilibre non exclusif. Les évêques de Narbonne, Agde, Maguelone sont en première ligne, le médecin même du pape est dépêché, rejoint par une pléiade de légats, jusqu’à l’auteur même des statuts de l’Université de Paris, le très redouté Robert de Courson, mise sous con-trôle… mais il s’agissait là d’abord de théologie !

L’introduction des statuts universitaires de Montpellier répond point par point à l’argumentation hérétique, celle du rejet de la matière, vile et corrompue, mauvaise et transitoire, de l’emprisonnement de l’esprit par l’enveloppe d’une chair vouée à la disparition, du mépris d’un uni-vers visible qui, en aucun cas, ne saurait être l’œuvre d’un Dieu bon et parfait. Ce d’autant plus, que « l’exercice de la science médicale, est familier des choses de la nature ». Et de justifier cette promul-gation : « afin d’obvier sagement à ce qui s’oppose à cette étude ». À « ceux qui s’opposent », oserait-on dire ? Qui d’autre contesterait l’utilité du développement de la médecine ? D’emblée le ton est don-né : « Selon l’Apôtre, la loi a été donnée pour ceux qui la transgressent ». Se référant aux textes de Saint Paul, la citation sert de référence contre toute hérésie depuis le premier christianisme jusqu’à l’époque moderne. Elle s’adresse explicitement aux pédagogues pour les mettre en garde contre les « faux docteurs », « ceux qui ont dévié et ne savent pas ce qu’ils disent ». On ne saurait donc trouver mieux pour de savants professeurs… Le propos s’achève par la glorification de la médecine énoncée par la Bible et reprise entre autres à l’époque carolingienne par le grand encyclopédiste et médecin Raban Maur dont l’œuvre abondamment lue avait pour objet d’introduire à « la nature des choses, la médecine et l’univers » : « cette science est vénérée : elle prouve que le Très-Haut a créé la médecine de la terre et l’homme avisé ne la tiendra pas en abomination (Ecclésiastique, 38, 1-4) ».

Créer une « université de médecine » à Montpellier en 1220, c’est aussi affirmer que le salut de l’âme passe par la santé du corps : salus, le terme est identique en latin. Et dans un document du Moyen Âge, chaque terme mérite d’être pesé, sans omettre ceux… des préambules !

François-Olivier Touati

Du même auteur :

“How is a university born ? Montpellier before Montpellier/ Cómo nace una universidad? Montpellier antes de Montpellier”, Cian. Revista de Historia de las Universidades (Madrid), 21/1, juin 2018, p. 41-78. En ligne : https://doi.org/10.20318/cian.2018.4190 et https://e-revistas.uc3m.es/index.php/CIAN Les fruits glorieux de la médecine médiévale. Fonder et célébrer l’Université de Montpellier (1220-2021), Les Indes savants, à paraître.